Motivation scolaire I : Pourquoi Jean-Kevin a “la flemme”

Jean-Kevin manque de motivation

En ce jeudi matin pluvieux, Jean-Kevin est assis, comme tous les élèves de la 4ème Mururoa, devant une fiche d’exercices de grammaire. Éclairées aléatoirement par des néons qui clignotent, les questions se succèdent, déclinant les subtilités de la phrase complexe. Dans la classe silencieuse, Mme Pichard a la punition facile, Jean-Kevin est figé, stylo en main. Il observe la fiche comme un objet étranger et vaguement hostile, mais il ne s’y attaque pas. Comme le Bartleby de Melville, Jean-Kevin « préférerait ne pas », il a la flemme …

« Désinvolte », « manque d’investissement », « nonchalant », « a un poil dans la main », « en fait le moins possible », « paresseux », « attend que ça se passe », « cancre », « tire-au-flanc », « fainéant », « flemmard » … Des bulletins scolaires aux jugements familiaux, une impressionnante créativité se déploie pour décrire les élèves qui peinent, tardent ou résistent à se mettre au travail. Ce phénomène semble si répandu qu’il est difficile d’imaginer une salle de classe sans rêverie, sans regards par la fenêtre, sans dessins dans les marges, sans parler de comportements plus perturbateurs, qui s’inscrivent bien souvent dans la continuité des précédents.

Ce qui manque à Jean-Kevin, et à ses nombreux frères et sœurs, cette force mystérieuse qui l’amènerait à attaquer ses exercices de grammaire porte un nom : la motivation. Dans son sens premier, la « motivation » est ce qui met en mouvement, par extension, ce qui pousse à l’action. On y retrouve une parenté avec le moteur, aussi bien qu’avec l’émotion. Ce concept est d’usage très large, puisqu’on le retrouve, entre autres, dans les champs du management, du développement personnel, des neurosciences, et même dans la déambulation revendicative … Il fait partie des notions dont tout le monde a une idée intuitive sans y avoir réellement réfléchi, ce qui est rarement bon signe !

Le cas particulier de la motivation scolaire

Dans le domaine éducatif, une recherche très riche existe sur le sujet, mais filtre très peu dans la réflexion et dans la pratique des acteurs de terrain, qui se plaignent souvent que leurs élèves manquent de motivation, mais qui se demandent rarement pourquoi. Le même problème se retrouve dans nombre de familles, où les difficultés de mise au travail, notamment lorsque vient l’heure des devoirs, sont source de conflits et de négociations plus souvent que d’analyse et de remédiation. Il faut pourtant bien avouer qu’en contexte scolaire, les choses sont un peu particulières.

Tout d’abord, la motivation est censée y surgir dans un cadre d’obligation, puisque les élèves n’ont pas le choix d’être présents ou non en classe. Ensuite, il est attendu d’eux qu’ils soient non seulement physiquement présents à l’école, mais qu’ils s’y engagent cognitivement. En effet, si beaucoup de tâches contraignantes peuvent être effectuées en pensant à autre chose, les activités d’apprentissage demandent, elles, un investissement complet et coûteux (si ce n’est pas le cas, c’est sans doute qu’elles sont mal calibrées au niveau de l’élève). Pour simplifier et pour ce qui nous concerne, on définira la motivation scolaire comme « ce qui pousse l’élève à se mettre et à rester au travail pour réaliser ses apprentissages ».

Face au constat qu’effectivement, nombre d’élèves manquent de motivation à l’école, on voit souvent émerger une sorte de fatalisme ancré sur des explications simples, voire simplistes, qui incriminent au choix ou en combinaison un manque de caractère, l’adolescence, des parents indignes, les écrans ou le déclin de la civilisation occidentale. Qu’importe la cause identifiée, il n’est alors pas difficile d’adopter une position apparemment vertueuse qui consiste à trier les élèves motivés et ceux qui ne le sont pas, tant pis pour eux. S’ils s’intéressaient au cours, ils verraient bien qu’il est intéressant !

Pour sortir de ce fatalisme, qui ne conduit qu’à la frustration et à l’échec, il est essentiel de se pencher sur l’origine et sur le fonctionnement de la motivation. C’est ce que je vous propose dans cet article, qui constituera le premier temps d’un diptyque. Dans son deuxième temps, je vous présenterai les solutions qui peuvent être déployées, et qui n’auront de sens que si on a bien compris le problème.

Une fois n’est pas coutume, je n’insisterai pas ici sur la situation spécifique des élèves à haut potentiel. En effet, en ce qui concerne la motivation, les mécanismes sont les mêmes pour tous les élèves. C’est quand j’analyserai les différentes solutions possibles dans mon prochain article que des nuances pourront être apportées. Si le WISC de Jean-Kevin ne nous est pas accessible, comme c’est généralement le cas, posons toutefois qu’il ne souffre pas de troubles ou de difficultés majeures qui lui rendraient impossible d’effectuer ses exercices. Cette situation se rencontre régulièrement, sans être toujours bien identifiée, mais la difficulté n’y repose pas principalement sur un manque de motivation …

C’est important l’école, Jean-Kevin !

Dans Les Nuées, une comédie jouée à Athènes au cinquième siècle avant notre ère, Aristophane fait parler « Juste Discours », un personnage caricatural qui symbolise les nostalgiques de l’ancien temps. Parmi une litanie de plaintes sur la désagrégation des valeurs, Juste Discours nous offre ce constat inquiétant : « Φοιτᾶν οὐδεὶς ἐθέλει τῶν μειρακίων », que l’on pourrait traduire par : « Aucun gamin ne veut étudier ». Au-delà de l’exagération du trait et de la belle profondeur historique qu’elle donne aux discours réactionnaires, cette citation doit nous interroger.

Comment comprendre qu’à travers les millénaires qui nous séparent, le manque de motivation pour l’apprentissage soit une caractéristique si endurante du rapport des jeunes à l’école. Nul doute qu’une grande majorité d’enseignants et de parents à travers l’histoire ont envie, eux, que les élèves apprennent ! Dans l’essentiel des pays du monde, la marche progressive vers un élargissement de l’accès à l’école témoigne bien d’une conviction partagée dans la société : apprendre est essentiel.

L’épanouissement individuel, le développement des connaissances et des compétences, l’insertion dans la société, et plus spécifiquement dans le monde du travail, ces objectifs fondamentaux font l’objet d’un consensus quasi-unanime. Ils s’articulent dans des programmes pensés par les meilleurs experts et mis en œuvre, jour après jour, par des centaines de milliers d’enseignants dévoués. Comment un effort si colossal, prodige d’organisation et d’investissement collectif, peut ne pas susciter l’enthousiasme et la reconnaissance de notre Jean-Kevin ?

J’ai eu récemment l’occasion d’entendre une formidable remarque de la part d’une enseignante : « Je sais bien que ce qu’on fait n’intéresse pas toujours les élèves, mais moi, je suis un peu fonctionnaire, il y a des choses qu’il faut faire à l’école ». Passé le choc de voir si candidement énoncée une idée dans laquelle se reconnaissent sans doute nombre de collègues consciencieux, je me suis demandé si cet argument suffirait à convaincre Jean-Kevin. Si, pour triompher jusqu’au bout de sa réticence, on ne pourrait pas lui citer, voire lui faire réciter, à chaque début d’heure, des extraits du Code de l’Éducation et du Code Général de la Fonction Publique. Ce serait assez dans l’air du temps …

Et pour les réticents, au fond de la salle, qui doutent de l’efficacité de mon innovante solution, je propose un petit tour par les neurosciences, qui étudient depuis bien longtemps la manière dont la motivation fonctionne au cœur même du cerveau. Je suis sûr que la science me donnera raison !

Motivation et cerveau : Jean-Kevin, où est ta dopamine ?

Même si cela n’est pas toujours immédiatement évident, Jean-Kevin est le fruit d’une très longue évolution. Le nombre de ses doigts, de ses yeux, ou le caractère interne d’une majorité de ses organes trouvent leur explication dans l’avantage qu’ils ont offert à une succession d’ancêtres plus ou moins lointains, dont les reproductions l’ont amené, pour son malheur, devant sa fiche d’exercice. C’est donc avec des processus cérébraux consolidés pendant des centaines de milliers d’année, dans un contexte relativement stable que nos élèves doivent prospérer à l’école, une structure qui, dans sa forme actuelle, est incroyablement récente. Du point de vue de l’évolution humaine, les élèves du temps d’Aristophane pourraient être les grands frères des nôtres.

En neurobiologie, les processus à l’origine de la motivation sont regroupés sous le nom de « système de la récompense »¹, mis au jour en 1954 … il y a soixante-dix ans. Il serait invraisemblable que cette découverte n’ait pas profondément modifié les pratiques éducatives, n’est-ce pas ? Si vous le voulez bien, nous allons tenter un survol extrêmement synthétique de ce système, dont la compréhension est bien utile pour la suite de notre propos. Très similaire dans sa forme chez l’ensemble des mammifères, le système de la récompense est un ensemble de mécanismes qui nous incitent à rechercher des objets ou activités favorables à notre survie.

Devant un stimulus associé à une sensation de plaisir (comme un fondant au chocolat), un neurotransmetteur appelé dopamine est relâché d’une zone du cerveau à une autre pour signaler au système que ça vaut le coup de se « mettre en mouvement » vers l’objet ou l’activité en question. La récompense obtenue (par exemple la consommation dudit fondant) génère une réaction de plaisir. Si celle-ci est supérieure aux attentes initiales, une nouvelle salve de dopamine est relâchée, qui renforce le lien entre le stimulus et la récompense dans le cerveau du sujet. La prochaine fois qu’il sera confronté à un stimulus identique, celui-ci sera donc encore plus motivé à l’atteindre. À l’inverse, une récompense décevante ne renforce pas l’association, et peut même la faire décroître, ce qui peut arriver, par exemple, lorsqu’on a une mauvaise expérience avec un plat que l’on appréciait. Notons pas ailleurs qu’un processus comparable a lieu en sens inverse pour amener le sujet à éviter un certain nombre de stimuli (comme les piments antillais).

Dans le cas d’un stimulus qui ne se traduit pas directement par une sensation de plaisir, le fait, par exemple, de recevoir un bon photocopié pour une séance de massage, c’est l’association entre ce stimulus et la récompense directe qu’il permet d’atteindre, ici, le massage, qui permet au système de la récompense de se mettre en œuvre. Cette association n’est évidemment pas automatique et doit faire l’objet d’un apprentissage.

1Pour une explication un peu plus détaillée, voir par exemple : Lionel et Karine NACCACHE, Parlez-vous cerveau ?, Odile Jacob, 2018

Le point de vue de Jean-Kevin …

Si l’on revient à notre pauvre Jean-Kevin, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi, en ce qui le concerne, le système de la récompense, et donc la motivation, sont en panne. La satisfaction morale du fonctionnaire consciencieux et le salaire mirobolant qui découle de son exercice sont peut-être suffisants pour motiver son enseignant (et encore), mais ils n’ont évidemment aucun impact sur lui. On peut en dire autant des motivations de ses parents pour le déposer au portail, qu’elles soient l’obligation de scolarisation ou leur conviction que l’école lui sera utile.

Si l’on veut envisager sérieusement la question de la motivation scolaire, c’est donc à ce qui se passe dans la tête des élèves eux-mêmes qu’il faut s’intéresser. Il faut également reconnaître que même si des profils comparables émergent forcément, la motivation de chaque élève prend une forme qui lui est propre. Pour le meilleur et pour le pire, elle s’appuie sur un ensemble de perceptions construites au cours de sa vie et de son parcours scolaire, ce qui explique d’éventuelles évolutions au fil du temps. Les succès et échecs passés, les expériences agréables ou désagréables associées aux apprentissages, les messages de la famille, des enseignants, des camarades, et même de la société entière, tous ces éléments concourent à construire ce que Rolland Viau¹ appelle la « dynamique motivationnelle » d’un élève.

Peu importe donc qu’un groupe d’experts ait décidé que faire des exercices de grammaire était nécessaire à Jean-Kevin pour développer sa maîtrise de la langue ou pour satisfaire une partie de l’électorat. Peu importe que sa maîtresse les lui fasse travailler parce qu’elle croit passionnément que la langue émancipe ou pour cocher un item de son programme. Si elles ne sont pas intégrées par Jean-Kevin lui-même, ces justifications n’auront aucun effet sur lui. À l’inverse, on pourra expliquer sa réticence par les dizaines d’exercices similaires face auxquels il s’était déjà trouvé sans en comprendre le sens ni en tirer aucun plaisir ; par les colonnes de croix et de gommettes rouges parsemant son cahier et son bulletin ; par ce « de toute manière, la grammaire, ça ne sert à rien », lancé au moment des devoirs par un parent fatigué.

Ce sont ces expériences qui, traçant petit à petit leur chemin dans les neurones en faisant jouer le système de la récompense, construisent les perceptions de l’élève face aux apprentissages. Rolland Viau distingue trois grands types de perceptions spécifiques que je vais me contenter d’esquisser ici, et que je développerai en les associant à des stratégies concrètes dans le prochain article.

1 Rolland VIAU, La Motivation en contexte scolaire, De Boeck, 2009

Valeur, compétence, contrôle : les trois clés de la motivation

1° Pourquoi essayer ? La perception de la valeur : L’un des principaux déterminants de la motivation scolaire est la valeur que l’élève accorde à la tâche concernée. C’est parfaitement logique si l’on se rappelle du fonctionnement du circuit de la récompense. Viau distingue d’une part l’intérêt, c’est à dire le plaisir retiré de la tâche elle-même et d’autre part l’utilité, c’est à dire les avantages qui découleront indirectement de son accomplissement (on parlera aussi de valeur intrinsèque dans le premier cas, et de valeur extrinsèque dans le second). Jacquelynne Eccles¹ propose un troisième élément qu’elle appelle valeur de réalisation, ou d’identité qui renvoie à la correspondance d’une tâche à l’idée que l’élève se fait de lui-même et de ses idéaux. Jean-Kevin pourra ainsi s’engager dans une séance d’entraînement aux tirs au but ou bien parce que c’est une activité qu’il apprécie, ou bien parce qu’il considère que cet entraînement lui permettra de remporter son prochain match, ou bien parce que cela correspond à l’image de bon sportif dans laquelle il se reconnait.

2° Est-ce que j’en suis capable ? La perception de la compétence : La perception de la compétence est la traduction que Viau a choisie pour le concept de “self-efficacy”, que l’on doit au psychologue Albert Bandura. C’est ce même concept que j’ai traduit par l’expression “Sentiment d’efficacité personnelle” (ou SEP), auquel j’ai déjà consacré un article tout entier. Pour rappel, il s’agit de la « la croyance qu’un individu a de sa propre capacité à planifier et à réussir une tâche donnée ». Pour le dire autrement, si Jean-Kevin est certain de répondre de travers aux questions de sa fiche, il y a peu de chances qu’il s’y applique.

3° Est-ce que ça dépend de moi ? La perception de contrôlabilité : Selon Viau, la troisième perception clé de la motivation correspond à l’impression qu’a l’élève d’être, ou non, aux commandes de ses apprentissages. Laisser aux élèves des choix pertinents sur tel ou tel aspect du sujet à traiter, sur la manière de le traiter, ou sur la forme de son évaluation, par exemple, contribue grandement à leur motivation pour la tâche. Au contraire, suivre passivement un chemin tout tracé et à l’issue fixée d’avance produit l’effet inverse.

J’y associerai ce que certains chercheurs² appellent la “perception environnementale“, qui correspond à la croyance des élèves qu’ils peuvent ou non réussir dans l’environnement où ils évoluent. Celle-ci peut porter sur leur famille, leur établissement, leur quartier ou même sur la société dans son ensemble. Ainsi, si Jean-Kevin pense que son enseignante ne l’aime pas et qu’elle lui mettra une mauvaise note quel que soit son travail, il ne s’y engagera pas vraiment.

1J. ECCLES, “Expectancies, values, and academic behaviors” in J. T. SPENCE (ed.), Achievement and achievement motives: Psychological and sociological approaches, W. H. Freeman, 1983

2N. RATHVON, The Unmotivated Child : Helping your Underachiever Become a Successful Student, Simon and Schuster, 1996

Peut-on sauver l’élève Jean-Kevin ?

J’espère vous avoir montré que les mécanismes de la motivation scolaire sont autrement plus complexes que les formules simplistes auxquelles on les réduit trop souvent. Est-ce à dire qu’aucune responsabilité ne reste à Jean-Kevin, et que sa difficulté à se mettre au travail dépend exclusivement de facteurs extérieurs ? Il est évident que non, et qu’en dernière analyse, des éléments de caractère liés au rapport à la contrainte et à la capacité à fournir des efforts soutenus entrent également en ligne de compte, même si ceux-ci sont également plus complexes qu’on le pense souvent.

Il serait pourtant malhonnête de se réfugier derrière cette part incompressible attribuable aux élèves pour ignorer tout le reste du tableau. Des leviers efficaces sont identifiés, qui permettraient d’améliorer la motivation d’innombrables élèves, au bénéfice de tous. En adoptant leur point de vue et en se posant la question des perceptions qui les motivent à s’attaquer, ou non, aux apprentissages qui leur sont proposés, des progrès mesurables peuvent être atteints en très peu de temps.

C’est à la manière de modifier ces perceptions que je consacrerai mon prochain article, en m’efforçant de vous proposer des outils concrets pour susciter ou renforcer la motivation de vos enfants ou de vos élèves.

Laissons pour l’instant notre Jean-Kevin face à ses exercices, nous reviendrons très vite à son secours. Croyez-moi, le jeu en vaut la chandelle, vous en êtes parfaitement capables, et l’issue dépend de vous.

Vous êtes uniques, mais vous n’êtes pas seuls !

Le Professeur O