Le haut potentiel des filles et des garçons : le syndrome Harry/Hermione ?

Si j’écoutais ma seule intuition, j’aboutirais à un étrange constat. Je me dirais que, parmi les centaines d’élèves qui sont passés par ma classe en dix ans de carrière, c’étaient le plus souvent des filles qui obtenaient les meilleurs résultats, mais c’étaient le plus souvent des garçons que j’identifiais comme relevant du haut potentiel.

À l’évidence, les filles ne souffraient pas d’un déficit d’intelligence, mais elles semblaient mieux intégrées, plus scolaires plus régulières, manifestant plus rarement les traits que j’avais appris à associer au haut potentiel.

Au cours de mes recherches, je me suis aperçu que mon constat était très largement partagé parmi les spécialistes. J’avais donc initialement prévu de dresser un portrait type de l’EHP fille et de l’EHP garçon, afin de faciliter l’identification de l’une et de l’autre. Les figures d’Harry Potter et d’Hermione Granger m’avaient semblé être une bonne porte d’entrée, et je les explorerai dans ma première partie.

Il m’a cependant semblé important de dépasser ce constat pour essayer d’en comprendre les origines et les conséquences. Dans une deuxième partie, nous essaierons donc de comprendre pourquoi les garçons et les filles à haut potentiel montrent si souvent un fonctionnement différent, qui empêche fréquemment ces dernières d’être identifiées. Dans une troisième partie, nous ferons le point sur les lourdes conséquences de la situation actuelle pour les filles à haut potentiel (et certains de leurs camarades garçons).

I. Des EHP à Poudlard

Je ne prendrai pas le temps de présenter ici la saga Harry Potter, son auteure J.K. Rowling ou l’adaptation dont ses romans ont fait l’objet au début des années 2000 (ce qui ne nous rajeunit pas). Plutôt que de vous parler de lutte contre les forces du Mal, je vais m’intéresser à quelques personnages, en tant qu’élèves, avec mon regard de professeur. Considérant la pratique de la magie comme “normale” pour les élèves de Poudlard, je vais isoler quelques individus qui y excellent chacun à leur manière : Harry Potter, Hermione Granger et plus brièvement leur camarade Luna Lovegood.

Harry ou le haut potentiel masculin

Si on laisse de côté les éléments liés à la trame principale de l’histoire qui impactent nécessairement son caractère et ses actions, Harry Potter constitue un modèle type du haut potentiel tel qu’il semble souvent se manifester chez les garçons.

Il se distingue en effet par une maîtrise intuitive et précoce, apparemment innée, de certains domaines de magie “pratique”. Harry excelle tout particulièrement en Défense contre les forces du Mal et en Vol, où il montre spontanément des compétences attendues chez des élèves beaucoup plus âgés que lui. Il montre en revanche une maîtrise plus moyenne des disciplines théoriques ou qui demandent une rigueur et des méthodes particulières, notamment le cours de Potions, où il ne parvient à un niveau satisfaisant qu’au prix d’une année complète de tricherie (dans le sixième roman).

Sur le plan du comportement, cet élève plutôt sage au départ développe rapidement une attitude rebelle et enfreint régulièrement les règles et les interdits pour faire ce qu’il estime être juste. Il développe au cours de l’histoire des liens de loyauté très forts avec certains des professeurs dont il se sent proche (Dumbledore, Lupin …), et s’oppose souvent à ceux qui cherchent à lui imposer un cadre strict et froid (Rogue ou Ombrage).

Hermione, ou le haut potentiel féminin

D’un point de vue scolaire, Hermione Granger est beaucoup plus complète que son camarade Harry. Couplé à une grande rigueur et à des méthodes solides, son travail sérieux lui permet d’exceller dans la quasi-totalité des sujets. Ses performances remarquables et saluées par les professeurs ne l’empêchent pas d’être parfois un peu jalouse des facilités apparentes d’Harry et des compliments qu’elles lui attirent.

Au début de l’histoire, Hermione est tout d’abord l’objet de moqueries (y compris de la part de personnages qui se retrouveront finalement très proches d’elle). Identifiée comme trop travailleuse, trop sérieuse et finalement pas très drôle, elle est cataloguée comme une “intello” peu apte à se faire des amis. Son refuge est souvent la bibliothèque de l’école (là où Harry s’épanouit davantage dans la salle commune ou sur le terrain de sport).

Présentée comme très respectueuse de l’autorité et des règles, très soucieuse de l’image qu’elle renvoie, elle appelle souvent ses camarades à la prudence et à la modération. Même si les événements la contraignent finalement à prendre davantage de risques, ses seuls moments de “rébellion” vis à vis de l’institution ont lieu face à deux professeures dont elle identifie l’enseignement comme peu rigoureux.

Notons que dans l’épisode du bal, qui apparait dans le quatrième roman, Hermione est confrontée à la question de l’apparence physique. Elle montre à la surprise de ses amis qu’en plus d’être douée à l’école, elle peut aussi être belle, un enjeu qui ne concerne pas du tout ses camarades masculins.

Luna Lovegood, un autre modèle pour les filles à haut potentiel ?

L’opposé apparent de la figure très conformiste d’Hermione est sa camarade Luna Lovegood, qui apparait dans le quatrième roman (et qu’Hermione n’apprécie pas beaucoup au départ). Luna me parait présenter un autre archétype intéressant du haut potentiel féminin.

Décrite comme très rêveuse et déconnectée de la réalité, Luna est considérée avec un mélange de mépris, de méfiance et de mise à l’écart par ses condisciples. Elle est même la cible d’une forme de harcèlement qui passe notamment par l’attribution d’un surnom : “Loony Luna” en anglais, “Loufoca”, en traduction, que l’on pourrait plus rigoureusement traduire par “Luna la Zinzin”, ou “la Foldingue”.

Au fil du temps, ses proches découvrent pourtant qu’elle est capable d’une intuition très pertinente et qu’elle dispose de connaissances ésotériques pointues qui se révèlent utiles à certains moments de l’aventure. Le couple féminin formé par Hermione et Luna donne l’impression que deux voies sont ouvertes aux jeunes filles à haut potentiel. La première est un modèle perfectionniste d’intégration au système qui passe par le travail et la recherche de la performance ; la seconde permet l’affirmation d’une individualité forte et de passions intenses mais se paie d’une mise à l’écart sociale (jusqu’à ce que Luna fasse la rencontre de camarades “marginaux” à leur manière).

J. K. Rowling a impeccablement mis le doigt sur les stéréotypes liés au haut potentiel chez les garçons et chez les filles. En résultent une puissante identification pour nombre de lectrices et de lecteurs, mais également une perpétuation majeure de ces stéréotypes, que nous allons maintenant analyser.

II. Influences culturelles et biais d’identification

Les différences biologiques vues par les neurosciences

De nombreuses études¹ montrent aujourd’hui que des spécificités tendent à être observées dans la structure cérébrale des garçons et des filles. Il s’agit notamment de différences dans la latéralisation, dans les connexions inter ou intra-hémisphériques et dans la densité locale de matière grise.

Si l’on n’observe pas de différences dans les performances cognitives globales (permettant de conclure que les garçons ou les filles seraient plus intelligents les uns que les autres), des différences sont bien documentées sur des tâches cognitives spécifiques. Ainsi, les filles tendent à être plus performantes en vitesse perceptive et sur les activités verbales, tandis que les garçons tendent à mieux réussir les tâches spatiales ou liées au raisonnement analytique.

Les chercheurs eux-mêmes préviennent pourtant de la mauvaise interprétation qui pourrait être faite de leurs résultats. D’une part, ce qui est statistiquement vrai pour un groupe ne l’est pas nécessairement pour un individu du groupe : si 60% des élèves de la classe de Kevin sont externes, dois-je automatiquement laisser Kevin rentrer chez lui pour déjeuner ? D’autre part, nous avons déjà vu que le cerveau se développe dans une interaction constante entre sa programmation génétique et son environnement. Il est donc évident qu’une part importante des différences observées provient des conditions dans lesquelles grandissent petites filles et petits garçons.

1Résumées par exemple dans SOUSA David, How the Brain Learns, Corwin, 2017 (5^ème édition).

Des représentations qui colorent le haut potentiel

Je n’ai ni le temps ni l’expertise suffisante pour développer ici une analyse complète des stéréotypes de genre qui irriguent notre société. Il est toutefois indéniable qu’ils existent, et que leur omniprésence influence l’éducation de nos enfants, haut potentiel ou non. Traverser à Noël les rayons jouet des grandes-surfaces suffit à voir que les filles s’y voient plutôt dirigées vers le rose, les poupées et les jouets ménagers, tandis que les garçons doivent trouver leur bonheur dans le bleu, les véhicules et les jeux de construction. Si ce constat n’a rien d’original, on n’en déduit pas toujours que le temps passé à parler à une poupée sollicitera davantage les zones du cerveau consacrées au langage, tandis que la pratique du meccano développera l’intelligence spatiale.

Plus largement, les représentations dominantes que les médias présentent aux enfants les amènent à modeler leur caractère sur les qualités valorisées pour leur genre. Ainsi, les garçons tendront à se rêver indépendants, ambitieux, compétitifs et agressifs, tandis que les filles s’efforceront de montrer gentillesse, empathie, douceur et attention aux autres. C’est particulièrement vrai des EHP, qui sont souvent doués de grandes capacités d’observation et d’adaptation. Très tôt, garçons et filles développeront un rôle d’élève, qui placera bien rarement ces dernières sur le devant de la scène.

Regards de professeurs : l’invisible haut potentiel des filles

Dans un article publié en 2002¹, la chercheuse australienne Libby Lee s’est penchée sur la question. Elle s’est demandé pourquoi les professeurs de son pays proposaient jusqu’à cinq fois plus de garçons que de filles pour des programmes d’enrichissement en science et en technologie réservés aux jeunes à haut potentiel (ils ont ça, là-bas…). Des entretiens détaillés avec des professeurs du premier degré lui ont montré que leur conception même de ce qu’était le haut potentiel (giftedness en anglais) les conduisait inconsciemment à y associer les garçons plutôt que les filles.

Parmi les pré-conceptions étudiées, on peut s’arrêter sur la notion de potentiel, qui cause également des confusions en France. Lee montre en effet qu’une majorité de professeurs considèrent que le “potentiel” est forcément “irréalis锑. Cela les amène paradoxalement à identifier plus facilement comme EHP des élèves (souvent masculins) qui disposent de capacités mais ne fournissent pas le travail nécessaire pour les actualiser. Celles et ceux qui disposent d’un potentiel et s’appliquent à le déployer seront plutôt considérés, parfois un peu péjorativement, comme des élèves “scolaires”.

L’idée que le haut potentiel peut être associé à des problèmes de comportement (ce qui correspond déjà à un progrès par rapport à la réflexion moyenne en France) amène aussi à repérer davantage les élèves souvent garçons qui dysfonctionnent en classe plutôt que les filles qui sont culturellement encouragées à s’adapter et à respecter les règles.

Puisque les professeurs, même formés, sont habitués à associer le haut potentiel à des traits majoritairement montrés par les garçons, ils en viennent à se convaincre qu’il y a plus de garçons que de filles à haut potentiel. Ils chercheront et trouveront donc moins d’EHP parmi celles-ci que parmi ceux-là, renforçant ainsi leur conviction initiale : le haut potentiel, c’est une affaire de garçons. Le haut potentiel des filles en devient pour ainsi dire invisible, ce qui les prive des opportunités et de l’accompagnement dont elles pourraient bénéficier, avec les conséquences que nous allons étudier à présent.

1Libby LEE, “Young Gifted Girls and Boys : perspectives through the lens of gender”, Contemporary Issues in Early Childhood, Volume 3, 2002

III. Des préjugés lourds de conséquences

Des inégalités de l’école au travail : l’exemple des sciences

Les inégalités nombreuses entre les hommes et les femmes ne devraient plus être à démontrer. On les observe de manière très concrète dans les différences d’orientation qui commencent dès le lycée et se poursuivent dans le supérieur et la vie professionnelle.

L’exemple des sciences est particulièrement significatif, comme l’illustre un article de l’Observatoire des inégalités publié en 2018¹. Représentant près de six étudiants sur dix, les filles n’étaient que 38,7% dans des formations scientifiques (majoritairement dans les sciences du vivant) et 28% en écoles d’ingénieur. La barrière perçue des mathématiques pèse lourdement dans ces choix, et décourage nombre de jeunes filles de se lancer dans ces formations.

Il ne me viendrait évidemment pas à l’idée d’affirmer que les carrières scientifiques sont plus intéressantes que les autres (je suis après tout professeur de lettres), mais il semblerait normal que notre système permette à chaque élève d’explorer sans obstacle ses centres d’intérêt. Si des efforts ont été faits dans cette direction, il faut constater que les progrès stagnent depuis quelques années : ce combat doit être poursuivi et étendu, en particulier en permettant aux jeunes filles les plus brillantes de s’affranchir des stéréotypes. En multipliant les réussites dans des domaines prestigieux, elles fourniront un modèle qui entraînera un nombre croissant de leurs camarades féminines sur leurs traces.

1https://www.inegalites.fr/Les-filles-stagnent-dans-les-filieres-scientifiques-de-l-enseignement-superieur?id_theme=22

Des filles sous pression : HP féminin et contraintes multiples

J’ai déjà abordé un certain nombre des troubles psychologiques qui peuvent être générés par le haut potentiel. Ceux-ci n’épargnent évidemment pas les filles, mais leur moindre identification les prive souvent d’un accompagnement que certains garçons plus visibles parviennent à obtenir. Perfectionnisme, stress, troubles anxieux ou troubles alimentaires peuvent alors être attribués à des défauts de caractère ou d’éducation plutôt qu’à l’inadaptation du système scolaire à des besoins cognitifs et émotionnels spécifiques.

Pour certaines jeunes filles HP (mais aussi pour certains garçons), le besoin de rentrer dans le cadre, de ne pas se faire remarquer et de se conformer à ce qu’on attend d’elles est extrêmement fort. Elles peuvent en venir à inhiber une part importante d’elles-mêmes pour montrer au monde un visage plus conforme aux attentes mais potentiellement très éloigné de leurs propres aspirations. Ce masque, que le psychanalyste Winnicott appelle un “faux-self” peut mener à une perte de l’être “authentique” et à un nombre important de difficultés psychologiques et existentielles qui peuvent s’étendre jusqu’à l’âge adulte.

Quant à celles qui résistent plus ou moins consciemment aux contraintes qu’on leur réserve en cherchant à tracer leur propre voie, beaucoup les qualifieront encore de “folle”, d'”excentrique” ou de “garçon manqué”. On aimerait pouvoir dispenser nos jeunes filles du prix que la société peut encore faire payer pour leur quête d’authenticité.

Sensibles, créatifs et sérieux : la solitude de certains garçons HP

Il me faut pour terminer mentionner les victimes peut-être inattendues des préjugés qui frappent les filles et les garçons à haut potentiel, à savoir les garçons eux-mêmes. Comme Lee le suggère dans l’article déjà cité, les attendus des professeurs peuvent les amener à ignorer certains garçons qui ne correspondent pas au profil rebelle, analytique et désinvolte qu’ils ont appris à chercher.

Pour ces profils plus créatifs, plus sensibles ou plus discrets, la non-reconnaissance de leurs spécificités et de leurs besoins se double de problèmes d’intégration à un modèle de virilité dans lequel ils ne se reconnaissent pas toujours. Peu portés sur le sport et la compétition, sérieux et réservés, ils peuvent également être la cible de moqueries et de harcèlement susceptibles d’occasionner souffrances et difficultés dans la construction de leur identité.

Une double conclusion

Il me faut ici conclure en deux temps. Tout d’abord, il faut reconnaitre que les facteurs que j’ai présentés peuvent effectivement entraîner des différences d’expression dans le haut potentiel des garçons et des filles, qui privent souvent ces dernières de reconnaissance et d’accompagnement. Il est important que les parents et les professionnels en soient conscients et adaptent leurs outils de repérage pour identifier tous les EHP qui pourraient en avoir besoin. Je vous renvoie pour cela à mon article sur l’identification du haut potentiel et à deux idées qu’il faudrait toujours garder à l’esprit : 1° il existe autant d’EHP chez les filles que chez les garçons, et 2° les plus visibles ne sont pas forcément les plus en difficulté.

Il faut pourtant insister dans un second temps sur la nature essentiellement culturelle de ces différences. Il est crucial de laisser les unes et les autres s’épanouir le plus librement possible en développant leurs capacités et leurs centres d’intérêts, indépendamment de leur sexe et de leur genre. C’est un travail qui doit être mené dès le plus jeune âge par l’éducation la plus ouverte possible et l’exposition à des modèles et à des activités variés.

Il s’agit d’un enjeu majeur pour notre société et notre système éducatif et d’un combat qu’il importe de mener avec force et constance.

Vous êtes uniques, mais vous n’êtes pas seuls !

Le Professeur O